Samedi 22 novembre 2014
Michel Dugay
Les quelques lignes que je vais vous lire sont extraites des Etudes Socialistes de Jaurès. Il s’agit d’un ensemble de textes, initialement publiés de façon dispersée, sous la forme d’articles de Presse, pour la plupart dans la Nouvelle République. Par la suite ils ont été rassemblés en une édition globale dans Les Cahiers De La Quinzaine. Nous devons cette parution synthétique à Charles Péguy. Au passage, rappelons-nous que cet écrivain et poète socialiste, à la foi chrétienne confinant au mysticisme, n’a pas survécu à son ami Jaurès. Le 5 septembre 1914 il fut l’un des premiers tués de la grande guerre.
Parmi « les études socialistes » j’ai choisi un tout petit texte. Publié en 1901 il est l’introduction d’un ensemble plus vaste intitulé « LE SOCIALISME ET LA VIE ». Jaurès s’attache à y définir les buts qu’il assigne à l’édification du socialisme. Alors, ce texte, le voici.
La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialistes. Qu’on n’objecte pas, comme le font quelques socialistes et quelques positivistes, qu’il est puéril et vain d’invoquer la justice, que c’est une idée toute métaphysique et ployable en tous sens, et qu’en cette pourpre banale toutes les tyrannies se sont taillé un manteau. Non, dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. Or, il n’y a vraiment humanité que là où il y a indépendance, volonté active, libre et joyeuse adaptation de l’individu l’ensemble. Là où des hommes sont sous la dépendance et à la merci d’autres hommes, là où les volontés ne coopèrent pas librement à l’œuvre sociale, là où l’individu est soumis à la loi de l’ensemble par la force et par l’habitude, et non point par la seule tison, l’humanité est basse et mutilée.
C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira.
Si j’ai décidé de m’en tenir à un passage aussi court, c’est qu’il m’a semblé qu’à elle seule cette introduction démontre que les idées « jauressiennes » (ou « jaurèsiennes » ?) n’ont rien perdu de leur puissance de réflexion et de persuasion. Dans ce texte nous pouvons déceler plusieurs aspects de la personnalité de Jaurès. Il y a d’abord celui que nous connaissons peut-être le mieux, le Jaurès opiniâtre et coriace dans la défense de son idéal. Puis il y en a un autre, le Jaurès enseignant. Avant tout le brillant lauréat de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, le condisciple de Bergson pour l’agrégation de philosophie, fut et demeura un professeur. D’ailleurs, si nous continuions à feuilleter ses études socialistes nous pourrions peut-être tomber sur la phrase suivante : « la première condition du succès du socialisme c’est d’expliquer à tous clairement son but ».
Ici la fonction éducative s’accomplit en traçant une ligne de conduite pour les enseignés : être socialiste est un devoir. Naturellement aussi, le tribun n’est pas absent du propos. il y a juste ce qu’il faut de lyrisme et d’emphase avec la pourpre dans laquelle les tyrannies se taillent leur manteau. Voyez aussi avec quelle facilité Jaurès balaie d’un revers les objections, dit-il, de quelques socialistes et quelques positivistes. Il faut y voir une allusion à de sérieuses divergences de conceptions entre les socialistes du tout début du XXème siècle, particulièrement une vive opposition à Jules Guesde à propos de la possibilité ou impossibilité de passer au socialisme dans le cadre d’une république parlementaire.
En ce qui concerne le positivisme, elle nous semble bien ancrée dans un lointain XIXème siècle cette doctrine philosophique selon laquelle seules l’analyse et la connaissance de faits vérifiés par l’expérience peuvent permettre de comprendre les phénomènes du monde, à l’exclusion de toute métaphysique. Il ne faudrait pas oublier qu’à notre époque encore le positivisme féconde toujours toutes sortes de tentatives de justification du capitalisme au travers de démarches pseudo-scientifiques et présentant toutes les apparences du rationnel. M . Giscard d’Estaing, pour ne citer que lui, ne fut pas le dernier à y chercher un alibi pour le caractère soi-disant inéluctable de la domination d’une certaine classe sociale.
Poursuivre sur ce terrain nous mènerait beaucoup trop loin aussi revenons à la façon percutante dont Jaurès dénonce le contraste entre la grande misère du prolétariat et l’insensibilité sociale de la Bourgeoisie : «l’humanité est basse et mutilée [mais elle] s’accomplira avec l’avènement du socialisme ». Place est faite maintenant à l’intervention politique. Alors je la prends à mon compte en évoquant le programme du Front de Gauche pour les élections présidentielles de 2012. Il se développait en partant de la nécessité de « partager les richesses et abolir l’insécurité sociale ». Et ce même programme se concluait sur l’affirmation de la volonté d’« avoir l’émancipation humaine en tête ». Emancipation humaine, humanité qui doit s’accomplir, efforts de Jaurès et des héritiers spirituels de Jaurès, pour moi cela s’appelle « l’humain d’abord », « l’humain avant tout ».
Au printemps de cette année 2014, année du centenaire, M. Hollande s’est rendu en visite officielle à Carmaux, le fief électoral de Jaurès. Il y a été plus ou moins chahuté ; une brave citoyenne l’a interpellé en ces termes : « Ah, Jaurès il ne parlait pas comme vous et vous venez le saluer aujourd’hui. Monsieur le Président, pensez-y ! » Voilà un bel exemple de la façon dont les prolétaires savent se faire entendre dans une France, dans une Europe, où les gouvernements sont devenus plus que jamais ces « fondés de pouvoir du capital » dont parlait déjà Karl Marx.
Pour terminer je vais ajouter encore deux phrases de Jaurès. En 1901 elles étaient les deux dernières du texte que je vous ai lu, de cette introduction au grand paragraphe sur le socialisme et la vie. Par la suite, et notamment lors de la transmission de ses documents à Charles Péguy, Jaurès les supprima. Elles sont peut-être des redites, mais cela ne leur retire pas leur intérêt. Alors je vous les livre : « La justice que nous invoquons n’est pas une idée vaine hypocritement détournée par les diverses classes vers leurs propres fins égoïstes. Elle est la vivante affirmation d’humanité par laquelle tout individu donne l’essor à ses facultés les plus hautes, la liberté et la raison. »
Alors merci pour votre attention et tous ensemble faisons vivre l’humain d’abord !