
Voilà désormais trois mois que dure la mobilisation contre la « Loi Travail », une mobilisation qui ne semble pas faiblir malgré les pronostics formulés, au cours des dernières semaines, par les « experts » et autres éditorialistes.
Selon que vous serez manifestant ou policier…
On notera toutefois que l’obsession de la question des violences et la place accordée aux revendications et au discours des personnes mobilisées sont à géométrie variable.
Ainsi, lorsque le 18 mai plusieurs syndicats de policiers décident de se mobiliser à leur tour (pour dénoncer une « haine anti-flics »), le ton change. Comme nous l’avions remarqué en étudiant les JT de TF1 et de France 2, les policiers et leurs représentants ont eu droit, ce jour-là, à une couverture médiatique étonnamment (?) bienveillante et étoffée, avec reportages empathiques, micros ouverts pendant de longues minutes et rappel, par les présentateurs eux-mêmes, des raisons de la mobilisation. Comme nous le remarquions alors avec ironie :
Paradoxalement, la couverture des rassemblements policiers démontre, jusqu’à l’excès, que le mal-traitement médiatique des mobilisations sociales n’est pas une fatalité. Il ne s’agit bien évidemment pas de demander aux journalistes de faire preuve d’autant d’empathie à l’égard des cheminots, des routiers, voire des étudiants ou des enseignants, qu’ils en ont fait preuve à l’égard des policiers, car tel n’est pas le rôle d’un média d’information. Mais on se prend à rêver qu’à l’avenir, les mobilisations sociales bénéficient d’un traitement aussi « fourni » et précis quant aux motivations des grévistes et/ou des manifestants, chiffres et interviews à l’appui, et que les téléspectateurs soient aussi bien renseignés qu’ils l’ont été le 18 mai à propos des policiers mal-aimés.
Malheureusement, nous rêvions, car dans le même temps et dans les jours qui ont suivi, bien loin d’avoir corrigé le tir, les grands médias ont multiplié les attaques contre les nouveaux acteurs de la mobilisation, notamment dans le secteur des raffineries, avec une place toute particulière accordée au nouvel ennemi public numéro 1 : la CGT. On pourra trouver une analyse de cette nouvelle étape dans l’offensive contre la mobilisation dans notre article « L’éditocratie unanime : haro sur les grèves ! », publié le 25 mai, au sein duquel on retrouvera notamment les exploits de :
– Jean-Michel Aphatie :
– Éric Brunet (RMC) : « Les Français ne sont que des assujettis sociaux qui ne pensent qu’à leur pomme » ; la CGT est « un syndicat ultra-violent qui souhaite mettre la France cul par-dessus tête ».
– Laurent Marchand (Ouest-France) : « En plein état d’urgence, la chienlit, pour reprendre le mot du général de Gaulle, en mai 1968, fait tache d’huile ».
– Et de bien d’autres représentants de médias au summum du pluralisme :
On pourra également se reporter à notre critique des propos tenus par Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2 qui, lors du JT de 20h du 23 mai, confondait manifestement l’antenne du service public avec les colonnes éditoriales du Figaro en dénonçant « une radicalisation tous azimuts et une technique révolutionnaire bien orchestrée » de la CGT, et l’accusant de « jouer l’explosion sociale [et de] prendre finalement la responsabilité qu’il y ait un accident, un blessé ou un mort. ».
Pour se détendre, on pourra aussi consulter notre article portant sur l’exploit journalistique réalisé par Jean-Marc Morandini, qui le 26 mai, a proposé son édition spéciale de son « Grand direct de l’actu », diffusé sur Europe 1, en direct d’une… station-service, au plus proche des préoccupations des « usagers ». Comme nous l’écrivions alors : « Certes, la focalisation sur les conséquences des grèves est un grand classique des médias dominants, un choix journalistique qui prend souvent le pas sur les revendications des grévistes. Mais consacrer une émission spéciale “aux côtés” de ceux que la grève pénalise, et uniquement aux côtés de ceux-ci, est une innovation qui méritait d’être signalée. Rendez-vous, à la prochaine mobilisation dans les transports, sur un quai bondé du RER ? »
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Nous aurions également pu mentionner, au cours de ce panorama portant sur le « meilleur du pire » de la couverture médiatique des mobilisations contre la Loi Travail, la multiplication des interrogatoires de syndicalistes, de plus en plus soumis aux injonctions, aux rappels à l’ordre, pour ne pas dire aux provocations de journalistes-intervieweurs particulièrement zélés : « Vous représentez moins de 3% des salariés, quelle est votre légitimité à bloquer le pays ? » ; « Quel est l’objectif Monsieur Martinez ? Plonger la France dans le noir ? » ; « Est-ce qu’à 15 jours de l’Euro de football c’est raisonnable un blocage pareil ? » ; « Vous trouvez ça bienvenu après les attentats qui ont frappé la France, l’état d’urgence dans lequel on est ? Vous assumez ça ? » ; etc. Mais pour un large aperçu de ces interviews-interrogatoires, le plus simple est de se reporter à notre article « Tribunaux médiatiques pour syndicalistes “radicalisés” ».
Ce panorama résume-t-il l’ensemble de la couverture médiatique du mouvement en cours ? Évidemment, non. Mais il donne malheureusement, comme le montrent en détail, exemples à l’appui, les articles que nous avons rédigés au cours des derniers mois, une idée assez fidèle et précise du bruit médiatique dominant depuis que la « réforme » du Code du travail a été annoncée… et contestée. Un journalisme qui accompagne, une fois de plus, les obsessions néo-libérales du gouvernement et de ses soutiens, et qui, en se focalisant sur les conséquences des grèves et non sur leurs causes, en reprenant sans la critiquer la communication des autorités, y compris de la préfecture de police, ou en faisant preuve d’un parti pris à peine dissimulé sous couvert d’interview ou de débat, manque gravement à son devoir premier : informer.
Inutile de le préciser : cette synthèse n’est bien évidemment qu’un bilan d’étape. Nous aurons l’occasion de revenir, dans les jours et les semaines qui viennent, sur le traitement médiatique de la mobilisation en cours. Il apparaît en effet que la mobilisation est loin d’être finie et que, malheureusement, les dérives médiatiques risquent bien de se poursuivre elles aussi.
Élément positif : au sein même de la profession, des voix dissonantes se font entendre. On pense ici notamment à un communiqué du SNJ-CGT, reproduit sur notre site, dans lequel on pouvait notamment lire ceci : « S’il n’est pas acceptable que des journalistes soient agressés alors qu’ils font leur travail, le traitement médiatique des manifestations, avec une focalisation sur les violences et les “casseurs” par les journaux télévisés, toutes chaînes confondues, pose question. Comme si le gouvernement avait besoin d’auxiliaires pour décrédibiliser une contestation populaire majoritaire dans l’opinion de la loi travail. Le SNJ-CGT regrette que certains journalistes y contribuent par obéissance à leur hiérarchie, par réflexe sensationnaliste, par manque de recul, par négligence des principes professionnels… »
On pense également au collectif des « Journalistes debout », que nous avons rencontré au mois de mai, qui tente notamment de penser un « autre journalisme » à la lumière, entre autres, du traitement médiatique des mobilisations contre la Loi Travail. Un objectif louable, et que nous soutenons évidemment, car notre critique n’est pas animée par une hostilité à l’égard de la profession de journaliste mais par une volonté de contribuer à transformer le paysage médiatique afin que l’information reprenne enfin ses droits.
Julien Salingue (grâce au travail collectif d’Acrimed)